Blogia
Vanity Fea

René Girard, "Le rôle de la violence dans la culture humaine"

jueves, 20 de agosto de 2015

René Girard, "Le rôle de la violence dans la culture humaine"



L'imitation, le contrôle de la violence, le bouc émissaire, l'institution de la communauté, la coopération, le rituel cathartique, le christianisme, et la neurologie des neurones miroir. René Girard explique sa théorie de la violence et son symbolisme dans le contexte de l'anthropologie, de l'étologie et de la neurologie contemporaines. Je transcris ici la conférence de René Girard à l'École Normale Supérieure, 4 décembre 2007. "Le rôle de la violence dans la culture humaine." On peut écouter la vidéo en ligne à Savoirs ENS:   http://savoirs.ens.fr//expose.php?id=222
 
 

 

—oOo—



Le rôle de la violence dans la culture humaine

par René Girard



Moi je vais vous parler de mon sujet habituel, je parle toujours du même sujet, je parle toujours de la violence, et du rôle qu'elle joue dans la culture humaine. Au fond, les gens parlent de diverses façons, mais je ne vais pas parler aux littéraires seulement, parce que j'ai toujours proclamé qu'il y avait quelque chose de scientifique dans les théories, et aujourd'hui, il n'y a pas de raison décisive, bien sûr, de confirmer cette affirmation, mais il y a quand-même des découvertes qui sont très proches de mes soucis sur la violence. Nous avons bonne raison de nous interroger sur la violence, parce que nous savons qu'elle grandit dans notre univers, n'est-ce pas, mais les scientifiques ne remettent jamais en cause leur définition de la violence, qui est généralement en termes d'agression. Et si on dit 'agression', eh bien,  c'est un mot qui est un peu démagogique je pense, parce que quand on pense à l'agression, on n'est jamais soi-même l'agresseur; il est bien évident que nous ne sommes pas les agresseurs dont les comportements conduisent des phénomènes violents, n'est ce pas... Donc, si on prend l'agression comme définition de la violence, personne n'est jamais responsable de la violence; ce sont toujours les autres, des inconnus dont nous ne savons pas d'où ils viennent, et, au fond, on perpétue, et c'est l'essentiel peut-être, l'idée de la bonne nature humaine qui est celle de Rousseau, corrompue para la société peut-être, mais bonne dans son essence première et qui pourrait rester bonne si on se débarrassait de la société et si on limitait son pouvoir, etc.

Moi, ma thèse est un peu le contraire de cela. Et c'est pourquoi, c'est un des raisons pour laquelle elle est controversée. Et beaucoup de gens pensent, parce que je suis parti du roman... ce que le roman montre, avant tout, c'est que la violence entre les hommes est rivalitaire, n'est-ce pas? Ce caractère rivalitaire de la violence il est là, si vous avez lu cinq pages de Mensonge romantique vous savez ce qu'il est; c'est dans le roman chevaleresque, le roman de Cervantes, il est visible dès le départ; il est essentiellement combat entre deux rivaux; entre deux rivaux pour quelque chose, ou pour la gloire, ou pour... il y a toujours un enjeu entre eux qui est disputé. 

Cette violence rivalitaire nous savons que d'une certaine manière elle est déjà présente chez les animaux. Dans les phénomènes sexuels, par exemple, chez les mammifères, lors qu'un mâle en voit un autre courtiser une femelle; chez les lions de mer de Californie par exemple, qui sont pas très loin de mon université, eh bien, d'autres mâles sont attirés, et on a vraiment l'impression qu'ils sont attirés davantage par le fait que la femelle a déjà un autre mâle qui la courtise. Mais nous savons que chez les animaux ces rivalités ne se terminent pas par la mort, qu'il ne se tuent pas —à l'époque où j'ai conçu mon livre ils ne se tuaient jamais. Aujourd'hui ils se tuent. La "science" entre guillemets change très souvent de théorie sur ces sujets. Mais s'ils se tuent ce n'est pas dans des rivalités sexuelles, qui se terminent plus souvent par ce qu'on appelle des réseaux de dominance; et le réseau de dominance ce n'est pas tout à fait l'esclavage humain mais c'est un peu la même chose: le vainqueur passe toujours le premier en matière de désir. Ça veut dire que les rivalités animales, d'une certaine manière, restent assez modérées pour pouvoir être présentes directement, publiquement, dans la communauté. Nous savons que tous les printemps, n'est-ce pas, il y a de longues sessions de combats entre ces lions de mer de Californie que les gens vont voir par milliers, et ça ne dérange pas du tout les lions de mer qui poursuivent leurs ébats, ou —qui sont redoutables malgré tout, parce qu'on sait, on fait des statistiques maintentant sur la longueur de vie, et on sait que les femelles vivent trente pour cent de plus que les mâles, parce qu'elles ne se battent pas.

Donc, qu'est-ce que ce phénomène de rivalité? Ce phénomène de rivalité je l'ai défini dans Mensonge romantique  comme 'imitation du désir', essentiellement. Et c'est cette imitation du désir qui passe mal. Parce que, à l'époque où l'imitation était à la mode —l'imitation a été à la mode, il y a très longtemps qu'elle ne l'est plus, mais elle était à la mode à la fin du dix-neuvième et au début du vingtième siècle, chez les psychologues, chez les sociologues... C'est l'époque de Tarde, hein, qui s'intéressait à l'imitation, et qui était une espèce de rival de Durkheim, qui refusait d'ailleurs de lui donner une place à Paris, il était dans une petite ville de province, malheureux, et il y est resté. La sociologie française est un peu disputée entre Tarde et Durkheim. Et Tarde, c'était la théorie de l'imitation, et il voyait dans l'imitation, essentiellement, la source de l'harmonie sociale. Si les gens s'imitent, s'ils font la même chose, ils sont d'accord.

Mais, dans le cas du désir —s'agisse-t-il d'une femelle de lion de mer ou qu'il s'agisse d'une femme, ou d'un homme, etc.— imiter le désir de l'autre c'est, bien entendu, entrer en rivalité avec cet autre, donc c'est se battre avec cet autre. Et ces rivalités sont faciles à observer. Le fait que Platon... —nous ne savons pas, nous n'avons jamais réussi à expliquer... même Derrida, qui expliquait tout —ou n'expliquait rien, je ne sais pas—ne savait pas pourquoi l'imitation était redoutable chez Platon. Personnne ne le sait, vraiment. Mais l'imitation, chez Platon, elle fait peur. Et quiconque a lu la République, etc., sait que les jeunes gens par exemple, les gardiens de la future cité parfaite, ne doivent pas imiter le bruit de la mer, les femmes enceintes, etc. —toute sorte de choses bizarres qui leur étonnent et qui font de l'imitation quelque chose de redoutable. Et au fond, jamais personne à mon avis n'a compris pourquoi l'imitation est redoutable chez Platon. Bien, tout à l'heure vous me direz, comme il y aura des questions, si vous avez une réponse à cette question.

Mais lorsque les questions ne sont pas résolues, géneralement on les pose pas. On ne les pose plus pour supprimer le probléme plus ou moins insoluble. Et ce caractère redoutable de l'imitation —dangereux, inquiétant— et en particulier de la revélation de l'imitation, pour les matières religieuses. Ce que Platon reproche aux philosophes et aux tragédiens en particulier, c'est de réveler la violence des mythes, des phénomènes liés au divin, à un divin auquel lui-même ne croit pas, mais il croit, il pense que c'est dangereux d'en revéler la nature. Et au fond, je repète, nous ne savons pas vraiment pourquoi. Nous ne savons vraiment pas pourquoi parce que nous croyons que l'imitation c'est l'harmonie sociale, n'est-ce pas —et c'est ce qu'on commence à penser à partir d'Aristote. Alors, là il y a quelque chose qu'il faut bien voir; Aristote decrète, en supprimant la peur, toutes les peurs de Platon, et en disant "l'imitation, aucun problème", etc. —il voit tout de suite l'imitation artistique, et il voit surtout... il n'y voit guère qu'elle, n'est-ce pas. Et l'imitation reste aristotélicienne jusqu'à notre... la période actuelle, au fond. Et donc n'est pas dangereuse; donc elle devient anodine, insignifiante.

Alors, moi, ce que j'ai vu dans Mensonge romantique et vérité romanesque, c'est que beaucoup d'écrivains disent le contraire de ceci. Parce que Don Quichotte, Amadis, ils s'en prennent à toutes sortes de choses, à des moulins à vent, mais aussi à des individus, ou ils libèrent des prisonniers dangereux, et sèment le désordre dans la communauté. Et Madame Bovary, en imitant Paris, les amours parisiennes, en étant séduite par toutes sortes de choses qui ne sont pas elle et qu'elle s'efforce d'imiter, gâche sa propre vie, la détruit, et finit dans la mort. J'ai tout de suite eu l'impression que les romanciers ne traitaient pas l'imitation à la façon de ces psychologues qui en faisaient la chose la plus innocente, et la moins intéressante du monde—donc ceci c'était quelque chose de fade, et tout ça .... Lévi-Strauss a encore des textes qui correspondent à cette vision de l'imitation; il parle dont je ne sais plus quels sauvages, qui imitent à la façon fade des aquarellistes, des dames qui font des aquarelles à la fin du dix-neuvième et au début du vingtième siècle, où il a des phrases de ce genre, n'est-ce pas...

Eh bien, aujourd'hui la science est en train de découvrir que c'est complètement faux. Ah, là c'est une découverte tout récente, qui date de quelques années, dont on commence à parler, et certains chercheurs en parlent beaucoup, en particulier les gens de Parme, qui font de la néurologie. Les gens de Parme on découvert ce qu'on appelle aujourd'hui les neurones miroir. Et on en parle aussi aux États-Unis, et nous, les amateurs de la théorie mimétique, avons eu une réunion avec les découvreurs des neurones miroir. Qu'est-ce que c'est une neurone miroir? Ben, c'est très facile. Quand on fait de la recherche sur le cerveau, sur les neurones, on a des petits appareils qui ont des électrodes, etc., qu'on met sur le crâne des gens, et qui se mettent à fonctionner lorsque les neurones se mettent à fonctionner. Et un beau jour, ils étaient en train de traiter, de soumettre des macaques à ce traitement, et d'examiner les... certaines neurones du lobe frontal, qui s'allumaient lorsque le singe s'emparait d'un aliment, disons. Et bien, les chercheurs ont un peu oublié leurs singes, et on laissé les sets d'eléctrodes fonctionner, et sont allés manger eux-mêmes. Et tout à coup ils ont entendu le petit grésillement caractéristique du  fonctionnement de l'appareil qui étudie les neurones, qui s'aperçoit du moment où les neurones se mettent à fonctionner. Car les neurones fonctionnent ou ne fonctionnent pas. Et les rechercheurs ont dit, mais qu'est-ce qui se passe? Et ces macaques étaient pas loin d'eux, et ils étaient en train de mettre des aliments dans leurs bouches. Ils ont donc découvert qu'il existe chez les singes, et c'est beaucoup plus fréquent chez les hommes, un type de neurones qui se met à fonctionner si l'on fait un acte, mais aussi si l'on observe cet acte. C'est tout à fait évident, d'une certaine manière, que si la chose se passe ainsi, elle est très importante sur le plan des désirs, des souhaits, des actions, etc. Si on se met à penser à la sexualité, n'est-ce pas... —toute la formidable industrie de la pornographie telle qu'elle est aujourd'hui, est toute entière fondée sur les neurones miroir! —de toute évidence, puisque ce n'est plus l'action qui commande le désire, mais le spectacle. Et il s'agit du désir le plus fort que les hommes connaissent. Et les gens qui parlent des neurones miroir parlent très rarement ... je n'ai guère aucun exemple de ceci, mais ça me parait évident, et d'une importance capitale, n'est-ce pas...

Donc, ils se sont mis, bien sûr, ces gens, à penser aux neurones miroir. Observer quelque chose, et faire quelque chose, ce sont les mêmes neurones miroir qui fonctionnent —les mêmes neurones qui fonctionnent. Il y a donc une imitation instantanée. Le fait que l'imitation soit instantanée, puisse être instantanée, c'est à dire, ne soit pas apprise —parce que si vous regardez les grands psychologues du dix-neuvième siècle, l'imitation est apprise. Piaget lui-même pense que le processus d'apprentissage de l'imitation commence à l'âge d'un an, ou deux, ou je ne sais pas... c'est à dire, au moment où il y a un début de représentation symbolique, où il serait nécessaire d'avoir une représentation symbolique de l'objet qu'on désire, n'est-ce pas, pour apprendre à imiter celui qui se sert de cet objet, le mange, le consomme, etc. Les neurones miroir montrent que ce n'est pas vrai.

Il y a d'autres chercheurs qui, depuis 1975 à peu près, montrent que l'imitation, sous des formes qui nous paraissent à peine concevables, lorsqu'on les.. lit, les expériences de ces individus, qui sont des médecins et des chercheurs, en particulier de l'Université de Washington, au site de Vancouver, eh bien, ces gens-là on constaté qu'il ya avait imitation et imitation différée, c'est à dire, imitation qui se produit dans un certain temps et qui peut se produire n'importe quand, en l'absence de tout observateur, chez les nouveaux-nés.

Et ces chercheurs ont obtenu de la mère, dans bien de cas, qu'ils soient les premiers à regarder le nouveau-né. Et l'exemple le plus fameux est celui d'un nouveau-né âgé de douze minutes, qui a tiré la langue, au bout de quelques heures, en réponse au fait que celui qui faisait l'expérience lui avait tiré la langue. Et ces expériences bien sûr sont très très sérieuses et repétées des milliers de fois, parce que ces deux... les deux chercheurs auxquels je pense là font des expériences sur ces mêmes sujets, c'est un temps [...] très long, depuis une trentaine d'années, et sont certains que l'imitation différée à la naissance est un phénomène constant et qui se produit... tourner la tête d'un côte, retourner de l'autre, tirer la langue, en particulier. Par conséquent, l'imitation là n'est pas un phénomène qui exige l'apprentissage, qui serait appris, et qui ensuite ferait ce qu'il pourrait, mais n'aurait pas beaucoup d'importance, dans la vie; c'est un phénomène d'apprentissage lui-même, qui apprend. Et nous savons d'ailleurs tous que c'est vrai, dans le cas du langage. Et puis nous savons, par exemple, que la capacité d'apprendre le langage est beaucoup plus forte chez des individus qui sont totalement incapables de savoir qu'ils imitent, des petits enfants, que chez des adultes qui s'évertuent à apprendre des langues étrangères et réussissent très très mal, alors que des petits enfants font... avec... —à la perfection.

Donc l'imitation est un phénomène spontané, et si elle porte entre autres choses sur le désir, elle doit être l'explication première de la violence humaine, qui est essentiellement rivalitaire. Le comportement de rivalité est très important aujourd'hui, puisque le capitalisme fonde sur lui, n'est-ce pas, son idée de ce qui est essentiel dans l'activité humaine. Le comportement rivalitaire est absolument essentiel, mais l'idée que la violence sort, pourrait sortir, directement des neurones miroir, de ce type de compétition, ne l'est pas. Alors, lors qu'on observe des singes, etc., il est évident que c'est à cela qu'on a affaire. On a découvert très vite que les neurones miroir éxistaient non seulement chez les hommes, mais qu'elles étaient infiniment plus nombreuses que chez tous les animaux, et que, par conséquent, tout ce qui on peut dire d'eux était particulièrement vrai chez les hommes.

S'il y a donc cette imitation spontanée du désir, tout ce que les avant-gardes de ces dernières anées nous ont dit sur des choses comme les interdits, par exemple –on a cherché à nous apprendre, hein, depuis à peu près quarante ou cinquante ans que les interdits culturels, les interdits sexuels, par exemple, dans les communautés primitives, sont des choses qui sont dues aux complexes de ceux qui inventent les interdits, mais pas à de bienheureux petits jeunes gens, ou petits enfants, qui s'imiteraient paisiblement, et qui n'auraient aucun problème entre eux, si les interdits n'éxistaient pas. Il est bien évident qu'on se moque de nous depuis longtemps, et que cette façon de concevoir l'anthropologie ne va pas durer très longtemps aujourd'hui. Que l'idée que les interdits ne servent à rien... —si vous regardez les interdits, les interdits, si c'était vraiment des interdits contre le sexe, ils seraient universels. Et nous savons que certaines sectes religieuses on fait ça, au seizième siècle, très peu nombreuses, et qu'elles n'on pas duré, parce que... etcétera. Mais les interdits des cultures archaïques, si on les regarde de près,  on s'aperçoit que la femme qu'ils interdisent à un tel, non seulement ils la permettent à tel autre individu, mais ils la prescrivent. Et l'on se rend vite compte, lorsqu'on se débarrasse de ces préjugés avant-gardistes, qui sont les préjugés français par excellence, on peut dire que la France a répandu dans l'univers entier la thèse, au fond, si vous voulez, sur le non-sens de la culture entièrement basée sur les préjugés de celui qui la fabrique. Ça commence avec Rousseau, et puis après ça s'exagère d'une manière prodigieuse. Mais si vous regardez les interdits, justement, vous voyez que ce que les cultures cherchent à faire, c'est un système qui serait prescrit d'avance et qui fait qu'il n'y aurait jamais d'occasion de violence. Si vous laissez tout le monde désirer la même femme, il est bien évident que tout le monde doit se précipiter sur la même femme, et qu'il y aura des bagarres. Et c'est de là que viennent les interdits; c'est pour éviter ces bagarres-là, de toute évidence, que les interdits ont été crées. Et ils ont dû être crées très lentement, par une série d'approximations où on a fini par essayer de supprimer toutes les causes et toutes les possibilités de conflit. Si on regarde certaines institutions dites totémiques; vous savez, lorsque le mot 'totémique' est discutable, Lévi-Strauss a eu raison sans doute de le refuser, il veut sans doute absolument rien dire, c'est un mot qui vient d'Amérique, qu'il y a eu une de ces modes... on peut oublier le mot 'totémique'; mais on sait qu'il y a des sociétés, particulièrement dans... en Australie, où toutes les denrées alimentaires, c'est toujours un secteur séparé de la communauté qui s'occupe, qui s'occupe par exemple de la récolte de légumes, ou des insectes, ou des rongeurs qu'on consomme. Mais c'est toujours le même groupe qui s'occupe du même produit. Et ce produit est toujours celui de la culture qu'ils n'ont pas le droit de consommer. Ils n'ont le droit de le consommer seulement qu'un seul jour spécial qui est le jour du totem, parce que ce produit, pour eux, autant, est leur dieu. Et pourquoi n'ont-il pas le droit de le consommer? Parce qu'ils le manipulent toute la journée, et évidemment ils ne sont plus tentés de se disputer à son sujet. Mais dans le système totémique, le produit que vous ne consommez pas, parce que vous le récoltez, vous le donnez complètement aux autres. Et les autres, en revanche, vous donnent le produit qu'ils récoltent, et qu'ils ne consomment pas, et qui est leur dieu à eux. Par conséquent, il y a symmétrie dans la non-consommation du produit dont on s'occupe, qu'on récolte, n'est-ce pas, et du réligieux. Et c'est tout à fait extraordinaire, à mon avis. Ça prouve que le produit dont on a peur, le produit autour duquel on peut se bagarrer, a déjà quelque chose de divin. Et c'est pour ça d'ailleurs qu'on le consomme pas, parce que si on le consommait, tout le monde se bagarrerait autour tout le temps. Donc le produit tout de suite on s'en débarrasse pour le donner aux autres, parce que pour nous, il est horriblement dangereux, pour notre groupe. Tous les.. font la même chose, tous les groupes intégrés dans la communauté font la même chose. Si vous réfléchissez à ce qu'on appelle l'exogamie, c'est la même chose. Et je dirais, c'est bien normal. Les femmes que le groupe produit sont beaucoup plus dangereuses pour ce groupe, qui va commencer à se bagarrer autour d'elles tout de suite, que les femmes qui viennent de loin, ou tout au moins on peut espérer, n'est-ce pas? Donc, à mon avis, tous les phénomènes d'exo-praxie, on pourrait dire, de la tendance des cultures humaines à sortir à l'extérieur, et à chercher dans l'extérieur des partenaires qu'elles ne peuvent jamais trouver à l'intérieur, c'est toujours une tendance, à mon avis, contre la violence. On va chercher les femmes au dehors parce qu'on ne les connaît pas, et il y a moins de risque de se bagarrer autour d'elles.

La preuve de ceci, ou un des signes que ceci pourrait bien être vrai, c'est qu'il y a des sociétés où tout à coup on s'aperçoit, puis il y en a pas mal, mais on tend à diminuer leur nombre —l'ethnologie ancienne, n'est-ce pas, ça paraît tellement bizarre— où on échange tout, même les cadavres —moi je dirais surtout les cadavres. Parce que même aujourd'hui, lorsqu'il y a eu une mort dans une famille c'est très souvent l'occasion de disputes terribles: qui est responsable de quoi, comment on va partager l'héritage, etc. Toute mort est un phénomène de conflit. Donc, confier ce cadavre aux autres, aux groupes étrangers qui n'ont aucun rapport avec eux, c'est diminuer les chances de violence. Que va-t-on faire en retour pour eux? Eh bien, ils vont nous donner leurs cadavres à eux; c'est comme ça que la société elle-même devient un système d'échange—l'évitement de la violence. Avouez que cela a plus de sens de penser cela que de s'imaginer qu'il y a une espèce de mystique du don et du contre-don... Et il y a le seul grand anthropologue du commencement du vingtième siècle que l'avant-gardisme de l'époque, qui était si puissant, que la littérature dans tous les domains a gardé, c'est Mauss. Parce que Mauss croit à des trucs bizarres comme ceux-ci—il ne s'intéresse pas du tout à la violence, il n'a pas peur, ça n'existe pas. La violence aurait été inventée par les hommes modernes qui aient commencé—ils sont vraiment mauvais, Rousseau nous l'a appris, et comment se trouveraient-ils... Nous sommes horriblement rousseauesques, mais je crois que nous commençons à nous en débarrasser.

Et si on se met à comprendre ce qui se passe, on voit très bien pourquoi aussi les dieux seraient cette chose que nous cultivons, nous, et qui nous est reservée à nous, et que nous ne devont pas toucher parce que nous nous bagarrerons à son sujet. C'est la chose qui peut nous unir, et c'est la chose qui peut nous détruire en nous séparant les uns des autres. C'est la chose surhumaine par excellence; les dieux c'est toujours ça.

Donc, le totemisme divinise les objets consommables, etc., ou... —ce n'est pas étonnant. A mon avis le totemisme... —n'existe pas en tant que totemisme, etc., mais représente un stade très archaïque, dont certains aspects peuvent subsister dans certaines cultures, ont subisté très tard, n'est-ce pas, et rendent assez manifeste le fait que la culture est avant tout évitement de la violence.

L'interdit.... Alors, comment ces interdits se mettent-ils en place? Ces interdits, ça... –j'ai fait ça dans tout... j'ai fait ça à partir de La Violence et le sacré, parce que dans Mensonge romantique j'ai vu que la rivalité était la violence essentielle chez les hommes et pas l'agression, et qu'elle est partout, la concurrence. Elle est d'autant plus mauvaise lorsqu'elle s'exagère qu'elle est bonne lorsqu'elle est productive et justement, qu'elle permet de produire davantage; et le totemisme sans doute est la première forme de capitalisme, où on n'ose pas toucher à son capital, on l'économise, il est sacré. Si l'argent reste sacré à nos yeux, c'est peut-être pour des raisons qui remontent aux toutes premières cultures, justement. L'objet dont on s'occupe est ce qui risque de nous obliger à nous battre, donc... ce que nous devons considérer comme sacré et laisser à l'extérieur de nous-mêmes, ne pas le toucher. Il y a une fête du totem chaque année où on consomme le totem, et c'est tout à fait dangereux, c'est une fête, c'est précisément la rupture de tous les interdits, et le caractère sacré du totem s'affirme à ce moment-là.

Donc, on peut passer de la rivalité... —les romans, les grands romans, sont très riches en rivalité, alors que les mauvais romans sont très pauvres; les romans d'amour joyeux ne nous montrent jamais la violence entre les hommes, ou la réservent à certains individus qui sont méchants et qui sont pas mêlés à la communauté, qui sont déjà, toujours déjà, séparés, parce qu'ils sont méchants, et parce que la méchancété est une essence... —comme la bonté, d'ailleurs. Et là, d'une certaine manière, l'éxistentialisme a raison, en refusant ces formes toutes faites, qui ne considèrent jamais les rapports humains. Et ces rapports de rivalité, si les neurones miroir jouent un rôle très important chez les hommes, on comprend que la rivalité est un phénomène essentiel chez les hommes. Les neurones miroir, c'est à la fois l'intelligence, qui nous apprend à faire ce que les autres font, à imiter, nous apprennent le langage en somme, mais aussi nous rendent extrêmement fragiles sur le plan de la vie en commun, et menacent l'harmonie des communautés.

Alors, comment (n'est-ce pas) les religions naissent-elles? À mon avis, les religions naissent lorsque ce dont je parle, le type de conflit dont je parle, se généralisent à une communauté toute entière, c'est à dire, lorsque tout le monde est en bagarre. On peut voir ceci dans les mythes. Si vous regardez les mythes, ils commencent tous par une crise terrible. Par exemple, le mythe d'Œdipe commence par la peste, partout, qui fait mourir les hommes. Mais il y a beaucoup de mythes qui commencent aussi par la bagarrre, n'est-ce pas... et qui se terminent soudain lorsqu'un individu particulier est découvert comme responsable de la bagarre. Et il est tué, massacré, très évidemment, par la communauté toute entière, n'est ce pas... Et dans les mythes, cet individu devient le dieu; il reste toujours présent; il est à la fois très méchant et très bon si on suit ses prescriptions qui sont justement les règles d'évitement. Le dieu est celui qui manipule les interdits et les... —et les quoi? Quel est l'autre phénomène culturel le plus important des religions primitives et des sociétés primitives toutes entières —car à mon avis les religions et les cultures ne font qu'un? C'est les interdits d'une part, et de l'autre, c'est les sacrifices. C'est-à-dire, ces choses étranges que nous ne comprenont plus parce que nous ne les acceptons plus, elles nous paraissent épouvantables, qui sont les meurtres collectifs par une communauté entière de victimes qui sont considérées comme plus ou moins sacrées. Et la communauté se réunit autour de ces meurtres qui ont une valeur appaisante —qui ont une valeur qu'Aristote dit cathartique, purgative—parce que la tragédie n'est rien d'autre que la transformation de ces mythes en une historie où la société toute entière tue cet individu, et c'est la conclusion de la tragédie, que la fin du héros qui est divinisé, par sa mort collective et unanime. Et alors, qu'est-ce qui se passe dans ces cas-là? À mon avis, c'est très simple, n'est-ce pas... Les individus imitent leurs désirs, et lorsqu'ils imitent leurs désirs, ils se battent, et ils finissent par se battre tellement, n'est-ce pas, qu'ils se jugent, qu'ils imitent leurs adversaires; qu'au lieu de se battre toujours, d'avoir autant de couples de duellistes que nous sommes dans cette salle, ils finissent... les conflits se contaminent les uns les autres par la même imitation qui joue au niveau du désir. Et finalement, tout le monde s'entend, mimétiquement, contre un seul individu. Comment voir cela, comment comprendre cela? Si vous regardez les mythes, vous vous apercevez qu'il y a énormément de personnages mythiques, on a dit, et c'est vrai, que si on réunissait tous les héros mythiques ensemble, ce serait une véritable Cour des Miracles. Il y a des boiteux, il y a des bossus, il y a des gens qui n'ont qu'un œil comme Wotan, heu, qui peut boiter—ils sont très souvent mal foutus, les héros du mythe, on sait pas pouquoi. Mais ce n'est pas difficile à comprendre. Dans une foule, tout le monde se bagarre, il arrive un moment où il y a une tendence à sélectionner l'individu qui paraît le plus antipathique au plus grand nombre de gens, et finalement à tous, n'est-ce pas... Et cet individu, je l'appelle le bouc émissaire, parce qu'il rassemble tout le monde contre lui. Nous avons une expression, bouc émissaire, qui dit exactement ceci. Nous ne savons pas pourquoi elle le dit. Elle le dit, la réunion d'un groupe tout entier contre une victime qui n'est pas responsable, de quoi que ce soit. Nous savons que c'est ça, le bouc émissaire, c'est ce que nous appelons un bouc émissaire. Nous savons que ce phénomène se produit. Alors qu'à la vérité l'expression 'bouc émissaire' correspond à un rite judaïque très très ancient, où on choisissait un bouc qui recevait tous les péchés de la communauté sur sa tête, par l'intermédiaire du grand prêtre, qui a imposé ses mains sur lui, et qui ensuite était chassé dans la nature. Comment passer du premier sens au second? Le premier sens nous savons qu'il est vrai, nous savons que ce rite existait, et nous savons qu'il existait des rites analogues dans toutes les communautés —mais le second sens qui est le nôtre? Le sens est, disons, un tel est le bouc émissaire de sa famille. Un tel est le bouc émissaire de sa classe parce qu'il est arrivé avec un jour de retard, et depuis il est mal vu par tout le monde, sans raison véritable, n'est-ce pas... Il y a une tendance mimétique à s'unir contre une victime dans le groupe, lorsque l'entente du groupe n'est pas bonne. Il y a une tendance à se bagarrer les uns les autres, mais à partir du moment où on adopte, ou on tend à adopter un bouc émissaire, les choses commencent à aller mieux, et puis, si finalement on tue ce bouc émissaire, chacun participe à cette violence, chacun se sent soulagé de sa rancune à l'égard de tous les autres. Donc on peut très bien concevoir qu'un phénomène de bouc émissaire dans ces cas-là puisse terminer une crise sociale considérable.

Mais si vous regardez les mythes, vous verrez que c'est cela que se passe dans les mythes. Œdipe n'a jamais commis de parricide et d'inceste. Et Freud est un grand homme, mais l'affaire du complexe d'Œdipe est la chose la plus ridicule qui soit. D'abord, Freud s'imaginait que c'était le mythe d'Œdipe qui avait inventé le parricide et l'inceste—c'est pas vrai, il y en a partout, il y en a dans les sociétés primitives. Il y a des incestes seuls, des parricides seuls, mais il y a aussi des mélanges de parricide et d'inceste. Et c'est toujours le dieu qui est le coupable. Et Œdipe est une espèce de dieu. Et il est boiteux, comme je viens de vous dire. Donc il réunit des tas de caractéristiques du héros mythique, qu'on retrouve dans un autre mythe sous une autre forme, ce sera pas un boiteux, mais ce sera l'œil unique de Wotan, etc.—ce sera quelque défaut qui attire l'attention de la foule contre lui, qui le rend antipathique et inquiétant, et qui se communique mimétiquement à la foule. Pourquoi devient-il le dieu? Parce qu'il passe...—il devient un dieu archaïque parce qu'il passe à la fois pour coupable et pour celui qui sauve la communauté de sa violence. Donc c'est autour de lui que les phénomènes d'évitement de la violence vont se produire, ce dont je parlais auparavant. C'est en pensant à lui qu'on pensera à éviter la violence et qu'on se détournera d'elle.

Ce que j'essaye de vous décrire en ce moment c'est ma jeunesse des réligions archaïques. Si on regarde les mythes, ils se ressemblent tous; ils sont tous différents dans le type de supplice que subit le héros, dans le type de crime qu'on lui reproche, dans toutes sortes de détails. Mais ils sont semblables dans cette structure où la communauté entière se réunit contre un coupable et le massacre. Et après vient la réconciliation. Et après vient la divinisation de ce personnage, puisqu'il nous sauve. Mais il est un dieu très mystérieux, puisqu'il est à la fois très méchant, et tout à coup il peut devenir très bon. Donc il est le maître, vraiment, de tous les aspects de la communauté qui sont troubles et douteux, inquiétants, et autour desquels les mythes, les interdits, et finalement les rites, naissent.

Qu'est-ce qu'un rite, essentiellement? Les rites consistent à tuer une victime quelconque, déterminée, appartenant à une espèce animale, ou peut-être un homme—un prisonnier de guerre, un enfant, un ennemi, un homme du dehors—et on tue cette victime de façon très religieuse, très pénetrée de piété, parce qu'on espère qu'elle va nous réconcilier. Et cette victime est la remplaçante de quoi? Du dieu, bien entendu. Lorsqu'une communauté a un dieu et s'est réconciliée de la manière que je vous ai dit, elle est bien contente de ce qui arrive, elle se dit nous avons échappé belle, grâce à cette victime. Et c'est quand-même étrange, de se réconcilier à cause des victimes. Mais cette paix, elle ne va pas durer, elle va s'user très vite... très vite, qu'est-ce que j'en sais, ou peut-être pas très vite! Mais c'est qu'on aura peur que cela recommence—mais tôt ou tard, la rivalité mimétique, entre les jeunes gens en particulier, ou les guerriers, va recommencer. Par conséquent, cette communauté saura, devinera, qu'elle est confrontée par une nouvelle crise, terrible peut-être, qui risque de tuer pas mal de citoyens avant d'être résolue par ce meurtre unique qui réconcilie tout le monde.

Qu'est-ce qu'elle va faire? Eh bien, elle va choisir une victime, elle va essayer de refaire le phénomène de bouc émissaire qu'elle ne comprend pas, mais qu'elle imite. C'est ce qu'on appelle les sacrifices. Toutes les institutions dangereuses—les mariages, les funérailles, etc.—sont ceinturées d'un sacrifice dans les sociétés archaïques. Pourquoi? Parce que l'on sait que ce sont des occasions dangereuses pour la communauté, et on multiplie les victimes pour se débarrasser de la violence. On cherche une violence cathartique. Il n'y a pas de société sans sacrifice.

Je vois des gens qui sourient. C'est risible, en effet. Mais n'est-ce pas plus risible encore qu'au bout de millions d'annees nous ne le sachions pas, ce que les sacrifices veulent dire?

Eh bien, ma réponse, c'est que les hommes sacrifient les victimes tous ensemble, dans l'harmonie la plus pieuse qui soit, afin de chasser la violence. Donc, on refait artificiellement la mise à mort de la victime unique qui este la première chose qui se passe et qui est de la naissance du dieu. On ne se dit jamais qu'on a tué le dieu, mais on tue les victimes. Donc, une religion primitive est essentiellement le souvenir de cette révélation de la divinité, plus les interdits qui séparent des rivaux potentiels, et les sacrifices qui s'efforcent de les réconcilier. Mais s'il avait éte ainsi ce système s'use, n'est-ce pas, les sacrifices ne font pas toujours peur, ils cessent de faire peur, ils perdent leur vertu; autrement dit, il va toujours revenir une autre crise qui crééra une nouvelle religion. Que vient faire le christianisme là-dedans? Nous n'avons plus de sacrifices. Nous avonts très peu d'interdits: nous avons réduit au minimum, hein... Dans une culture primitive on peut presque n'épouser qu'une seule femme. Mais dans notre sociéte, toutes ces formes d'interdits et les sacrifices ont disparu. Pourquoi?

Ben là je crois qu'il faut regarder le drame chrétien. Et si vous regardez le drame chrétien, il est évident qu'il ressemble beaucoup plus au drame mythique qu'on ne l'a jamais dit. Puisqu'il commence par une crise, c'est la crise de ce petit état hébreu qui est menacé, et qui n'est pas menacé seulement, qui est terrorisé et qui est de plus en plus dominé, supprimé, n'est-ce pas, par la présence de l'occupant romain. Et le Christ, là, est une victime qui fonctionne de façon ou qui est supposée de fonctionner de façon sacrificielle. C'est une victime, d'une certaine manière, que les autorités du temple offrent—à Pilate et à l'establishment romain. Et la foule, chose étrange, qui a toujours été pour Jésus, qui fait que les autorités justement n'ont jamais osé le mettre en accusation et le punir, comme ils auraient fait sans doute s'ils avaient pu, parce qu'il était considéré forcément comme un agitateur. Il était un agitateur. D'un seul coup, on ne sait pas pourquoi, bien sûr, parce qui'il n'en est pas question, finalement, la foule toute entière se rassemble contre Jésus; donc Jésus est tué, et crucifié à la manière romaine. La crucifixion n'est que le meurtre collectif, n'est-ce pas, contemplé par tous, même si tous ne participent pas. C'est un meurtre collectif adouci et dominé par la puissance étatique des dieux de Rome, n'est-ce pas.

C'est pour cette raison que je suis en train de dire que l'anthropologie nous dit que le christianisme est un mythe comme les autres, qui créé un dieu à partir du même type de phénomènes. Et il est bien évident que le christianisme aurait dû accepter cette formulation. [...] Il en a eu peur. Et il a dit, "non, non, ce n'est pas du tout la même chose, ça a l'air de ressembler à ça, mais c'est pas ça du tout..." Il a tort de ne pas reconnaître que ça ne ressemble pas, aux mythes archaïques. Mais, en même temps, il y a une autre différence à laquelle personne ne pense jamais—et qui est la vraie différence du christianisme, et qui est facile à découvrir, et que pourtant on ne découvre jamais, d'une certaine façon, même si on sait très bien qu'elle est là, et si, on parle d'elle, mais on ne voit pas qu'elle fait la différence avec les mythes, qu'elle est la seule différence essentielle entre le christianisme et les mythes. Mais elle est radicale, absolument radicale, incomparable. Et c'est la différence qui est faite par le fait que le christianisme, au lieu de déduire la culpabilité de la victime—culpabilité d'Œdipe, parricide et inceste—et nous y croyons toujours, nous y croyons plus que jamais, puisque nous croyons en Freud—alors que le christianisme vous dit, innocence complète de la victime, c'est un échange mimétique, c'est un truc collectif comme il y en a partout. Le christianisme est la première religion à dire la vérité du meurtre collectif qui est au centre. Et ça change absolument tout. Ça change pas tout immédiatément, mais à mon avis ça change tout à la longue, lorsqu'on commence à comprendre la différence que fait l'innocence de la victime dans le schème dont nous parlons, qui dégrade peu à peu les mythes et les rend incroyables. Et d'une certaine façon ce procéssus se déroule constamment parmi nous, il se déroule depuis deux mille ans, et d'une certaine façon il demeure inconscient. Nous commeçons à peine à voir vraiment les rapports entre le christianisme et les mythes. Et peut-être nous sommes encore assez loin de voir cette différence colossale, qui nous apparaît pas. Qui fait que les victimes sont humaines—ou nous le voyons dans l'espèce d'hostilité que le christianisme inspire de plus en plus à l'homme moderne. C'est le christianisme qui dit notre culpabilité, à la place de la culpabilité divine. C'est donc quelque chose de tout à fait étrange.

Je pourrais continuer comme je suis en train de le faire, encore pas mal de temps, mais je ne veux pas vous embêter. Puis, enfin, voilà une heure que je parle, à peu près, non... pas tout à fait. Pas tout à fait, mais je vais vous laisser parce que je veux vous laisser sur la réflexion... sur la réflexion que va vous inspirer cette différence prodigieuse entre la culpabilité d'Œdipe et l'innocence du Christ. Cette innocence, nous savons qu'elle est vraie à partir du moment où nous comprenons ce qu'est un mythe. Le mythe, qui n'est jamais qu'une bonne blague—ou qu'une très mauvaise blague!—mais qui nous fournit un coupable, qui nous réconcilie. Nous avons tous besoin de ça. Notre existence entière se passe à chercher de faux coupables qui nous justifieront à nos propres yeux. Eh bien, le christianisme non seulement nous empêche de faire cela, mais empêche la culture humaine de le faire. Le christianisme est donc impossible à vivre. Pourquoi? Eh bien, c'est triste à dire, mais c'est parce qu'il dit la vérité—sur la tendance des hommes, surtout lorsqu'ils sont en groupes, à en faire des innocents, à les transformer, en coupables, à les imaginer coupables. [Ce qu'on appelle] le nationalisme, n'est jamais qu'une chose, c'est trouver l'autre nation coupable, et la sienne propre innocente. Mais ils ressemblent extraordinairement, il se ressemble extraordinairement partout.

Par exemple, une des choses qui m'a plus intéressé dans Clausewitz, c'est lorsque j'ai compris que sa haine pour la France, tout-puissante à l'époque, si nombreuse par sa population, et qui commençait toujours les guerres, et qui envahissait toujours l'Europe, et c'etait jamais l'Europe qui envahissait la France, comme de nos jours, n'est-ce pas... Eh bien, l'allemand de l'époque disait sur la France exactement ce que la France d'aujourd'hui dit sur l'Allemagne. Et là où c'est le plus remarquable, c'est sur le langage; parce que les Allemands disaient que le français, langue latine, est une langue dure et militaire, faite pour les commandements, les ordres abruptes, une langue sans douceur. Évidemment, ils avaient la poésie de Goethe et de Schiller pour le démontrer, qu'il en est ainsi, de même que nous avons celle de La Fontaine et de Racine pour démontrer la même chose, et la dureté de la langue allemande telle qu'elle nous apparaît à nous. Et si on prend tout le reste, on s'aperçoit que de part et d'autre, entre nations ennemies, on dit la même chose, on fabrique les mêmes mythes, on les répète tous les jours pour se rendre bien certain qu'ils sont vrais et... Mais cette chose aujourd'hui est branlante, et je pense qu'il faut contribuer à sa destruction. Et je vous laisse poser des questions.
 


René Girard (Wikipédia)



—oOo—

0 comentarios